viernes, 19 de febrero de 2016

DERNIERS PAS DE DEUX BENJAMIN PECH FAIT SES ADIEUX À LA SCÈNE


 Nommé Étoile en 2005, Benjamin Pech fait ses adieux à la scène le 20 février prochain lors d’une soirée où seront présentés Tombe de Jérôme Bel, Les Variations Goldberg et In the Night de Jerome Robbins ainsi qu’un extrait du Parc d’Angelin Preljocaj qu’il interprétera avec Eleonora Abbagnato. Rencontre avant le dernier baisser de rideau.
Il a le geste fluide, le port princier, et ce petit quelque chose de magnétique propre aux Danseurs Étoiles qui capte immédiatement le regard. Elle, elle chancelle sur ses jambes frêles, courbée sous le poids de ses 84 ans, si fluette, si fragile. Il la prend par la main comme on guide un enfant, l’entraîne sur scène, la soulève délicatement, lui fait faire quelques tours prudents, ose un porté, avant de revenir s’asseoir avec elle, parmi les spectateurs… Pour ses adieux à l’Opéra, Benjamin Pech a choisi ce pas de deux insolite (imaginé par Jérôme Bel) avec Sylviane Milley, spectatrice du ballet depuis soixante ans, celle qui l’attendait à la sortie des artistes après chaque représentation. L’artiste et sa fan de toujours… Un hommage émouvant au public en guise de point final à une belle carrière commencée en 1986. 

Benjamin Pech se souvient encore de ce temps d’avant la danse, à Agde, quand il filait, petit garçon insouciant, sur son vélo rouge. Le soleil, la mer, le ciel turquoise… Il aurait pu pousser dans ce paradis méridional, mais la danse était là, qui le guettait comme une proie. « C’est elle qui est venue à moi », se rappelle-t-il. Un jour, au lieu d’attendre sagement sa mère au fond de la classe de jazz amateur où elle prenait son cours, il s’est mis à se tortiller lui aussi, blondinet de huit ans au milieu des femmes éberluées par – déjà – sa virtuosité. Le petit était doué, la danse l’a dévoré.    
À douze ans, le voilà admis à l’École de danse de l’Opéra, seul à Paris, en internat, loin de sa famille, loin de la Méditerranée. Cours tous les jours, à tous les étages. La discipline de l’excellence est rude. « Le plus dur, c’était d’être séparé de ma famille ». Mais dans ce monde-là, on devient adulte bien avant l’âge. « C’est la danse qui m’a éduqué », dit-il. Benjamin passe les degrés sans histoire, et se retrouve dans le Saint des Saints, le Ballet de l’Opéra où il connaît bientôt sa première déception : il échoue au premier concours de promotion interne. Vexé, il s’en va faire quelques petits tours à l’extérieur, et tente une compétition organisée par la prima ballerina Maïa Plissetskaïa : il y gagne le grand prix, et une nouvelle confiance. À l’Opéra, il gravit les échelons et obtient ses galons de Premier danseur à 25 ans. Soliste, enfin ! Au fil des années, on le voit s’envoler avec élégance dans le classique comme dans le contemporain, dans des ballets de Noureev, Kylián, Preljocaj ou Roland Petit. La notoriété est là, mais le temps passe, le danseur s’impatiente – toujours pas de titre d’Étoile. Il songe à partir au New York City Ballet ou à Londres, crée son propre groupe pour entreprendre des tournées privées tout en restant à l’Opéra. Lors d’une représentation de la compagnie à Shanghai en 2005, il remplace José Martinez, blessé, dans le rôle de Frederi de L’Arlésienne où il excelle. L’autre star de la soirée, Manuel Legris, se blesse à son tour, et voilà Benjamin Pech qui enchaîne le rôle principal dans Giselle. Quatre heures de grâce non stop ! À l’issue du spectacle, Brigitte Lefèvre le nomme Étoile. Enfin ! Suivront onze ans de bonheur et un répertoire copieux qui lui vaut l’admiration de ses fans, telle Sylviane, la vieille dame qu’il a fait passer, le temps d’un ballet, de l’autre côté du miroir et qu’il regarde avec une bienveillance infinie, comme pour remercier à travers elle tous ses spectateurs.
Pas facile, j’imagine, de dire adieu à cette scène de Garnier, où vous avez dansé tant de rôles…
Benjamin Pech : Pour moi, la rupture a eu lieu il y a deux ans quand je me suis blessé gravement à la hanche. Ce furent en fait mes vrais adieux, hélas brutaux. Mais je voulais aller jusqu’à cette limite d’âge de 42 ans. Pendant ces deux années, j’ai expérimenté une autre manière de danser avec des rôles de composition, et j’ai eu plus de temps pour réfléchir à ce que je voulais faire de ma vie. En devenant l’assistant de Benjamin Millepied, j’ai exploré d’autres voies comme le management, une fonction qui me plaît. J’espère un jour diriger une compagnie en tant que directeur artistique.
Balanchine, Cranko, Forsythe, Kylián, Lacotte, MacMillan, Le Riche, Martinez, Neumeier, Nijinski, Petit, Preljocaj, Ratmansky, Robbins, et j’en passe. Quelle palette de rôles !
B. P. : Oui, c’est riche, n’est-ce pas ? Je suis comblé ! Ils ont tous été importants, ces rôles. Je me souviens de mon premier Giselle, au Brésil : dans la scène de la folie, Élisabeth Maurin était transfigurée, j’ai cru qu’elle était réellement en train de devenir folle. Elle ne jouait plus Giselle. Elle était Giselle. J’en ai perdu le fil de mon personnage. Et mon premier Lac des cgnes… En entendant des coulisses les premières notes de Tchaikovski, je me suis dit : « C’est fou ! C’est moi qui vais danser ce ballet mythique ? ». Mes plus beaux souvenirs sont souvent liés à la musique. Il y a deux ans, dans Le Parc d’Angelin Preljocaj, j’avais tellement mal à la hanche que mes yeux étaient remplis de larmes de douleur, et puis, j’ai perçu les premières mesures de Mozart, et j’ai plongé dedans. Et L’Oiseau de feu de Maurice Béjart ! J’avais regardé en boucle des vidéos de Maïa Plissetskaïa interprétant la mort du Cygne pour m’inspirer de son port de bras…
Et L’Arlésienne, bien sûr, qui vous a valu, avec Giselle, d’être nommé Étoile. Ce soir-là, en Chine, après votre saut final dans le vide, il y a eu quelques secondes de silence. Le public était sonné.
B. P. : L’Arlésienne, j’en connais la moindre intention, la moindre note de musique. Pour un danseur qui aime la théâtralité, les ballets de Roland Petit sont fascinants. Je pourrais vous parler de chacun de mes rôles pendant des heures. Je les ai tous aimés. Tous !
Classique, contemporain… Vous avez brouillé les frontières.
B. P. : Cyril Atanassoff m’avait dit : « Tu es comme moi, tu es demi-caractère, (c’est-à-dire pas vraiment classique, pas vraiment contemporain), et tu verras, cela fait les meilleurs danseurs de classique ». Il y a en effet une forme de cassure dans le corps qui donne une certaine modernité à l’interprétation. Prenez le prince du Lac des cygnes, on l’imagine longiligne, blond, élancé. Je ne suis rien de tout cela ; pourtant, cela fut l’un de mes meilleurs rôles. Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours adoré me déguiser, entrer dans la peau de quelqu’un d’autre, sans doute pour exprimer à travers un personnage ce que l’on ne peut pas dire en tant qu’homme. La carrière est courte, j’étais boulimique. J’aurais bien aimé monter un jour sur la table du Boléro (ballet de Maurice Béjart) et danser sur la musique de Ravel, cela ne s’est pas fait, mais ce n’est pas grave.

Étoile, titre si rare et si prestigieux… Qu’est-ce que cela a représenté pour vous ?
B. P. : Le titre peut faire sourire, mais j’y suis attaché. Une Étoile, c’est quelqu’un comme Cyril Atanassoff justement, dont la présence explosait même quand il ne dansait pas. Il y a une aura, quelque chose qui occupe tout l’espace. Nous sommes la seule compagnie au monde à cultiver cette tradition et cette composition du Ballet : Quadrille, Coryphée, Sujet, Premier danseur, Étoile. Aujourd’hui, on pourrait peut-être se passer de l’échelon des Coryphées, mais pas davantage. La hiérarchie est essentielle, elle façonne le danseur. Le concours interne annuel, c’est notre bulletin de santé. Pour ma part, cela me stimulait et me permettait de présenter des facettes de ma personnalité que les maitres de ballet ignoraient.
Elisabeth Maurin et Benjamin Pech dans Le Lac des cygnes, 2002 © Icare/ OnP
Un Danseur Étoile ne peut briller qu’avec sa partenaire.
B. P. : Élisabeth Maurin m’a vraiment transmis les ballets de Noureev, elle me montrait tous les codes, c’est elle qui m’a « dépucelé ». Et puis, il y avait mapartenaire, mon amie, Eleonora Abbagnato, avec qui j’ai noué une entente qui dépasse le cadre de la scène. Nous avions une compréhension instantanée, je sentais exactement ce qu’elle allait faire dans l’instant suivant. Nous pouvions même nous engueuler, comme un soir, en pleine scène d’amour de La Dame aux camélias, alors que nous jouions la passion la plus torride et la plus dévastatrice.
Vous avez dansé plus de vingt ans dans la Compagnie et connu différentes directions, différentes générations de Danseurs Etoiles, des évolutions... Comment avez-vous vécu ces changements ?
B. P. : L’Opéra, c’est ma maison. Je ne peux en parler qu’avec des superlatifs. Nous avons connu la même direction pendant vingt ans. Maintenant, il faut évoluer, former une nouvelle génération d’Étoiles. Benjamin Millepied l’a entrepris, c’est un homme qui adore la chorégraphie et cherche l’osmose avec les arts plastiques. Mais il n’est resté que quelques mois, on ne peut pas juger qui que ce soit sur une durée aussi courte. La Compagnie, c’est vrai, doit renforcer sa fibre classique. Il faut que les danseurs prennent leurs cours tous les jours et que l’on programme le répertoire. C’est cruel, le classique ! La moindre imperfection se voit immédiatement. Pour rester au sommet, il faut l’entretenir, comme un chanteur fait des vocalises, le pratiquer, encore et encore. Le patrimoine est aussi essentiel que la création. Il faut savoir d’où nous venons pour aller plus avant. Les deux sont nécessaires.
Même si vous quittez la scène, avez-vous toujours besoin de danse ?
B. P. : J’ai besoin de vie. Je me rends compte qu’être danseur, c’est se concentrer en permanence sur soi. Ce n’est pas de l’égocentrisme, nous sommes obligés de nous focaliser sur notre corps, nos blessures, le trac, la nervosité… Aller en scène est parfois très violent, et cela exige ce souci de soi. Mais aujourd’hui, j’en ai assez, j’ai envie de m’occuper aussi des autres. Comme dans le spectacle de Jérôme Bel, je ne suis plus un homme qui danse. Mais un homme qui marche et qui parle. J’ai fait le deuil du danseur. Au revoir, la scène ! Voilà, on peut baisser le rideau… Je fais mes adieux, et je suis heureux 
Dominique Simonnet est écrivain, éditeur, ancien rédacteur en chef à L'Express, il est l’auteur d’une vingtaine d’essais et de romans. Il a récemment publié Les Secrets de la Maison Blanche (Perrin, 2014) et Délivrez-vous du corps (Plon, 2013).

https://www.operadeparis.fr/magazine/derniers-pas-de-deux

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